Waldemar George



L'œuvre de Le Pho n'est pas un compromis entre l'art vietnamien d'origine chinoise et l'art occidental. C'est une fusion de deux mentalités, de deux mondes et de deux continents.

Est-ce à dire que ces deux mondes s'opposent d'une manière aussi catégorique que l'affirment les historiens de l'art? Dès le haut Moyen Age, la sculpture romane de Normandie subit l'attraction des bestiaires asiatiques. On a mis en relief les rapports directs ou indirects entre les paysages du Nord européen, ces visions fantastiques, et les tableaux de la nature chinois. D'après Oswald Siren les peintures de Hia Kouai s'apparentent aux dessins de Rembrandt. Mais c'est l'impressionnisme qui révélera plus particulièrement les liens qui existent entre deux formes d'expression antinomiques, du moins en apparence. Degas et Lautrec découvrent les maîtres de l'estampe japonaise : Outamaro, Hokusaï, Hiroshighé. Leur tendance à fixer les états successifs du mouvement, leur mise en place asymétrique et leurs instantanés sont préfigurés par les dessins de l'école Ukiyo-E, comme les diaphanes Nymphéas de Monet sont annoncés par les scribes chinois : paysagistes, calligraphes et poètes, dont les Japonais seront les épigones. Comme les nébuleux mirages des peintres Song, les vues du jardin d'eau de Giverny ne comprennent ni point fixe, ni distance mensurable, ni ligne d'horizon, ni tracé perspectif. L'eau, la terre et le ciel s'y confondent. L'étendue est le seul argument du tableau. L'art mondial est fait de ces échanges.

Le Pho naît en 1907 dans le nord du Viêt-nam. Il est très tôt attiré par les arts. L'École de Hanoï l'accueillera en 1925. Cette École fut créée par le peintre français Victor Tardieu, camarade de jeunesse de Rouault et de Matisse. Lauréat du grand prix d'Indochine, Tardieu est à Hanoï depuis 1920. Cet animateur pour qui les arts d'Asie n'ont point de secret découvre sur place de nombreux jeunes artistes avides de savoir. Une école où ils seraient susceptibles d'acquérir des connaissances techniques et une culture esthétique authentique fait défaut dans la ville. Tardieu en jette les bases. Ce ne sera pas une école comme les autres.

Par leur orientation purement européenne, les Académies fondées par l'Angleterre dans son Empire des Indes avaient totalement corrompu l'art indien. Victor Tardieu préservera au contraire la personnalité des artistes vietnamiens. Les modèles proposés aux élèves ne sont ni les reproductions des fresques de Michel-Ange, ni Phidias, ni Scopas. Le directeur demande à ses disciples de retourner aux sources, sans s'évader de leur génération.

Le Pho suit les cours de l'École d'Hanoï pendant cinq ans, puis part pour la France grâce à une bourse qui lui est accordée par le gouvernement. A Paris, où il sera admis à l'École nationale supérieure des Beaux-Arts, l'enseignement officiel le désaxe. Lorsqu'il se met en route pour l'Italie, où il fera un séjour prolongé, il est déconcerté. A Fiesole, où subsiste le couvent de Fra Angelico, il peint un paysage plus proche du genre de ses maîtres parisiens que d'un art, dont il est l'héritier légitime. C'est en visitant les musées de Florence, et en allant en pèlerinage à Bruges, après avoir fait escale à Cologne, qu'il semble se ressaisir. C'est devant les chefs-d'œuvre de Fouquet et du Maître de Moulins qu'il avait admirés, aussi bien à Paris qu'en province, de Sandro Botticelli et de Ghirlandaio, de Memling et de Stefan Lochner, qu'il comprend où est sa voie lactée. Il constate en effet que les primitifs français et italiens, flamands et germaniques sont les frères lointains des peintres de la vieille Chine...

En 1932 Le Pho rentre à Hanoï. En 1934, il se rend à Pékin, où il visite les galeries publiques : le Musée National, le Musée du Palais. Les amateurs lui ouvrent leurs collections. La peinture chinoise n'aura plus de mystère pour ce jeune homme studieux et passionné. En 1937 Le Pho se fixe en France...

Jusqu'en 1943, 1944 Le Pho pratique un art d'expression chinoise tributaire du passé. Il peint à l'aquarelle sur des supports de soie et de papier. Sa main bien exercée est alerte et docile. Ses pinceaux sont étroits et minces ou revêtent l'aspect des petits balais. Sa touche est délicate, sensible et frémissante. Ses œuvres peuvent être assimilées à des poèmes muets. Comme ses ancêtres, lorsqu'il est incapable de s'exprimer en vers. Le Pho a recours aux couleurs et aux lignes. Il définit la forme par des signes elliptiques.

Au même titre que les peintres Tchan, Le Pho regarde la nature avec des yeux éblouis. Il met au jour le sens profond des choses à travers leurs aspects instables et fugitifs. Ses thèmes seront, parfois, les plus humbles créations du Seigneur : des branches de bambou, des oiseaux perchés sur un arbuste, un canard mandarin nageant dans un étang ou des fleurs de lotus. Mais ces motifs seront transfigurés. L'artiste qui leur infiltre un élixir de vie en fera des parcelles de l'âme universelle.
De tels ouvrages suggèrent ce calme moral et cette paix idéale qui sont propices à la contemplation. Les valeurs colorées sont fluides. Elles évoquent, bien plus qu'elles ne traduisent l'atmosphère aérienne.

Quelques-unes des figures de Le Pho : Jeune Fille à l'Œillet, Jeune Fille à l'Orchidée, ont l'élégance hiératique et gracile, le dessin et l'extrême raffinement de certaines pièces maîtresses du Quattrocento. Elles révèlent une civilisation qui est un art de vivre et une idée courtoise de l'amour. L'amour courtois n'est-il pas une des plus belles conquêtes de la chevalerie française à son déclin  et de la Chine des empereurs philosophes, esthètes et fins lettrés ?
Comme les figures des imagiers gothiques, les figures de Le Pho ne transmettent ni sensations de poids, ni sensations d'effort et de volume. Elles   sont réduites à leur beauté d'essence. Leur trait est continu. Elles sont, sans doute, moins vraies qu'imaginaires et appartiennent à un domaine féerique. Quitte à nous répéter, nous dirons qu'elles rejoignent, aussi bien les madones du Maître rhénan de la Vie de Marie que Mélisande et la Princesse Malaine de Maurice Maeterlinck. Ces vierges sages habitent des bois sacrés. Symboles vivants de la féminité, elles restent immatérielles. Pour en rendre le charme sophistiqué, il faudrait avoir à sa disposition les épithètes rares des poètes décadents.

En 1940 Le Pho, ce descendant de l'illustre Yen Li-Pen, peint, si étrange que cela puisse paraître, des Descentes de Croix et des Nativités   d'un médiévisme qui porte la marque indélébile des préraphaélites, de Gauguin et de Paul Sérusier. Des mères attendries caressant leur enfant se muent en madones aux têtes ceintes d'auréoles. Cet alliage insolite d'art chrétien et d'art voué au culte de Bouddha n'est pas sans rappeler l'art gothico-bouddhique d'Asie Centrale. (Stucs de l'Afghanistan, me et IVe siècles.)

Les nus de Le Pho sont exempts d'érotisme. Ils restent chastes. .Ce sont des corps de jeunes filles impubères aux formes élastiques comme les  tiges des roseaux. De petites nymphes aux carnations d'ivoire s'ébattent dans l'eau lustrale d'un lac, s'abritent à l'ombre d'un cerisier ou rêvent sous la clarté froide de l'astre lunaire. Leurs compagnes vêtues de robes de soie brodent ou préparent le thé.

Les points de mire de Le Pho, qui paraphrase librement les Siennois, n'en sont pas moins les Femmes a la Démarche Dansante, du Musée de Boston (époque Han) et l'aristocratique Monitrice écrivant devant deux dames de la cour impériale de ce prince des peintres qu'est Ku Kai' Tchee.

L'époque traditionnelle de Le Pho ne prend fin qu'en 1944-1945. La période romantique lui fait suite. Elle trahit une crise de croissance. Des personnages stylisés se profilent sur les fonds des Hauts de Hurlevent légèrement estompés, ténébreux et opaques. Paysages et figures agissent séparément. Ces deux éléments du tableau sont accordés d'une façon imparfaite.
A partir de 1950 la palette de Le Pho s'éclaircit. Le peintre adopte la manière du croquis ou plutôt de l'esquisse (Chou). Ses tableaux sont « sans os ». Ils ne comportent aucune trame linéaire. Le contact avec l'œuvre de Bonnard joue un rôle décisif dans l'évolution de l'artiste eurasien. Le Pho peindra à l'huile sur toile. Il réalise une harmonieuse synthèse de la peinture chinoise et de l'impressionnisme ou, plutôt, du postimpressionnisme. Garde-t-il la nostalgie du pays des mille fleurs ? Si ses figures sont faites de la même pâte que l'air qui les enveloppe et estompe leurs contours, s'il s'attache à traduire la lumière, cette âme de l'œuvre peinte, il le fait sans cesser d'être lui-même. Ses coups de pinceau sont bien plus apparents qu'ils ne l'étaient jadis. Ils sont plus nerveux et plus irréguliers. L'artiste cherche l'unité.

Les torses de ses naïades et les vagues qui les cernent font partie du même système plastique. Mais ses données majeures ne varient guère. Une barque glisse parmi les nénuphars. D'évanescentes jeunes filles font la cueillette de fruits dans un radieux jardin de paradis. Leurs gestes sont lents. Ils sont cérémonieux et empreints de douceur.
Si leurs regards n'expriment aucune pensée, la joie de vivre émane de tout leur être. Des lavandières à genoux dans un cours d'eau alternent avec des musiciennes qui pincent les cordes d'un luth. Dans un climat de printemps éternel de frêles adolescentes déjeunent sur une terrasse. Des compotiers chargés de pêches et de grenades voisinent sur leur table couverte d'une nappe de lin avec des vases contenant des bouquets de chrysanthèmes sauvages.
Le monde de Le Pho est un éden terrestre. L'humanité qui l'anime a perdu le sens de la mort et le sens du péché. Une Cérès au sourire un peu énigmatique et aux yeux en amandes noue en gerbe des iris aux nuances d'améthystes. Une sirène des rives plates du Fleuve Rouge fend les flots de la Marne. Une divinité des champs et des vergers qui est une fille céleste erre le long d'une roseraie. Des plantes grimpantes dissimulent en partie la silhouette flexible et ondoyante d'une prêtresse échappée d'une pagode qui date de l'âge des Trois Royaumes et des Six Dynasties.

Les fleurs que peint Le Pho transforment spontanément les plus banales demeures en maisons enchantées. Dans certains cas ces fleurs au naturel font place aux fleurs issues d'un songe astral. On pense aux végétaux fabuleux de Redon.

Dans ses scènes de la vie silencieuse Le Pho respecte le rythme plan du mur. Ce rythme n'est-il qu'une simple clause de style? On y discerne l'hérédité du peintre et une volonté d'art formulée avec force. Un kakémono (ou un makemono) n'est pas une projection de la réalité. Il est soumis aux règles qui lui sont propres.
Le clavier de couleurs de Le Pho est une polychromie qui dispense l'allégresse. Les tons de base en sont les verts jade et les verts Véronèse, les jaunes d'ambre et les jaunes d'écaillé blonde, les bleus outremer et les bleus turquoise, les rosés corail, les pourpres et les carmins. La Fleuriste, une des œuvres les plus récentes du peintre, est une symphonie de jaunes de chrome et d'ors. La Jeune Fille en bleu levant les bras se détache sur un ciel de topazes broyées.

Concluons. Le Pho ne sollicite la leçon de Bonnard que parce que ce peintre dont il a, désormais, la fraîcheur de perception visuelle et le don d'enfance émerveillée, est, surtout à la fin de sa vie, « un Chinois égaré dans Paris » (1).
Citons ses Salles communes, ou ses Salles à manger ordonnées en registres, ou plans superposés, sans aucune profondeur. Citons aussi une Salle de bains, dévorée de soleil. On y décèle le fantôme lumineux d'une femme couchée dans l'eau. Comme certains intérieurs chinois, ces toiles qui sont, probablement, les sommets de Bonnard, n'ont que deux dimensions. Les routes de l'Asie et de l'Europe se croisent. L'art oriental et l'art occidental engagent, une fois de plus, un fraternel dialogue.

Waldemar George   


(l) Baudelaire qualifiait Ingres de Chinois égaré dans Athènes...